Littérature
D’emblée, mentionnons ceci : si, pour les personnages de ce roman, il s’agit d’une funeste récolte, pour nous, lecteurs, il s’agit d’une exquise récolte que l’on dévore le plus rapidement possible afin de connaître le dénouement de l’intrigue. Entre « Pire que l’éternité », son premier roman d’enquête, qui avait un rythme beaucoup plus lent, mais dont l’idée n’était pas moins ingénieuse quant à la forme et à l’intrigue, et « Funestes récoltes », on ne peut que constater que la plume de Jocelyne Cazin est encore plus aiguisée pour nous livrer un récit qui nous tient en haleine d’une couverture à l’autre. Soulignons l’importance de l’implication de l’écrivain et poète Bertrand Laverdure, qui accompagne Jocelyne dans l’écriture de fiction depuis « Pire que l’éternité ». Jocelyne Cazin nous a confié en entrevue qu’elle doit « une fière chandelle » à M. Laverdure.
« Il m’a beaucoup aidée avec la syntaxe, la synthèse, la structure des chapitres. Il me ramène constamment à mon histoire, à ce qui est central », raconte-t-elle avec humilité.
Cet excellent suspense paru en octobre dernier s’attaque à un sujet tabou et délicat : les travailleurs immigrants saisonniers et leurs conditions de travail. En effet, ce roman coup de poing a amené son auteure à faire bon nombre de recherches et des découvertes surprenantes, malheureusement dans le mauvais sens du mot.
Imaginez un instant que vous êtes fermier et que vous avez recours, légalement, à des travailleurs migrants temporaires. Puis un bon matin, alors que vous allez les chercher pour les conduire au site où ils doivent travailler, toutes leurs choses sont restées sur place, mais vos travailleurs, dont vous avez la responsabilité en sol canadien, ont disparu. Sans laisser de traces.
Ce sont vraisemblablement sur leurs traces que se lancent deux détectives privés, Blaise Le Corre et Victor Delamarre – oui, exactement comme l’haltérophile ayant vécu de 1888 à 1955. Tous deux aux antipodes l’un de l’autre (sans trop vous révéler de détails!), ils enquêtent sur cette affaire à la demande d’un fermier afin d’y faire toute la lumière. Pour ceux-ci, ce sera inévitablement comme chercher une aiguille dans une botte de foin… Parallèlement, les deux acolytes enquêteront également sur un meurtre… Est-ce que tous ces éléments sont liés? Nous vous invitons à lire « Funestes récoltes » pour voir à quel point l’intrigue est savamment tissée et découvrir le dénouement de toute cette affaire qui ressemble, malheureusement, à tant d’autres qui se produisent… véritablement chez nous, comme nous l’a expliqué l’auteure.
Le Vingt55 a eu l’occasion de rencontrer Jocelyne Cazin pour discuter de ce deuxième roman. Comme notre chroniqueur, Jean-Sébastien Bourré, connaît bien Mme Cazin, ne vous surprenez pas qu’ils se tutoient tous les deux. Voilà une belle occasion de plonger plus en profondeur dans les thèmes abordés dans ce roman d’enquête.
Chère Jocelyne, quel est ton sentiment de satisfaction comme auteure pour ce deuxième roman?
C’est très différent du premier roman que j’ai publié. Pour ce deuxième roman, je suis totalement sortie de ma zone de confort, ce que je n’avais pas fait pour le premier, où j’étais restée confortable avec l’histoire d’une journaliste d’enquête, Gabrielle Maters – qui n’était pas très loin de Jocelyne Cazin, finalement. Donc, « Pire que l’éternité » était mon premier roman et je ne me suis pas trop éloignée de ce que je CROYAIS pouvoir faire. Tu vois la nuance?
En effet! C’est très intéressant!
Cette fois, je me suis entièrement lancée dans un monde que je ne connaissais pas : le monde de l’agriculture, de l’agriculture illicite, des agences de placement illégales, du Dark Web… Pour moi, tous ces domaines relèvent de l’inconnu. Je t’avoue que la journaliste d’enquête que j’ai été a beaucoup aidé la romancière que je suis devenue.
Les recherches ont dû s’avérer plutôt fructueuses?
Complètement, c’est comme si je travaillais! (rires) Je suis allée sur le terrain, j’ai rencontré Stéphane Gendron [NDLR : l’ancien maire de Huntingdon bien connu dans les médias], qui m’a inspiré ce roman. Il m’a fait visiter Dundee, les marécages où arrivent des migrants illégaux les deux pieds devant, c’est-à-dire qui sont noyés, et d’autres endroits où arrivent les passeurs avec des migrants illégaux, qui ont payé des milliers de dollars à ces passeurs pour pouvoir arriver en territoire québécois. Tu sais qu’actuellement, dans la vraie vie, il y a près de 700 migrants illégaux qui arrivent entre Hemmingford et Lacolle chaque semaine?
C’est énorme! Dans ces endroits visités, as-tu été témoin de l’arrivée de ces migrants illégaux?
Non, car je les ai visités en plein jour. Ils arrivent la nuit ou à la tombée de la noirceur. J’ai aussi visité des fermes. Des fermiers m’ont raconté comment ils vivaient leur réalité, ce qu’implique d’engager des travailleurs étrangers temporaires. Quand c’est fait de façon légale, les fermiers vont les accueillir à l’aéroport. Ces travailleurs étrangers n’ont pas besoin de dépenser des milliers de dollars pour arriver au Québec par la voie des eaux.
D’ailleurs, ce que je dis à chaque entrevue, c’est qu’il y a beaucoup plus d’agriculteurs honnêtes que malhonnêtes. C’est vraiment une minorité, comme dans bien des domaines, qui profitent du système – un système qui est TRÈS laxiste. Actuellement, les autorités locales s’en fichent, elles ne font rien. Du côté gouvernemental fédéral, ils n’ont pas beaucoup de pouvoir, alors ils ne s’occupent pas vraiment de ce dossier. De plus, quand les travailleurs temporaires étrangers sont engagés officiellement, donc légalement par un fermier ou un entrepreneur, ils n’ont pas le droit de travailleur nulle part ailleurs qu’à l’endroit où ils ont été embauchés. Ils ont un permis fermé. Malheureusement, lorsqu’il y a des abus, l’employé est coincé là, il ne peut pas aller ailleurs, sinon, il risque l’expulsion.
Ces travailleurs étrangers n’ont aucun recours ni de mécanisme pour porter plainte afin de s’assurer d’être bien traités?
Il y a le RATTMAQ [NDLR : Le Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec] et le FERME [NDLR : la Fondation des Entreprises en Recrutement de Main-d’œuvre agricole Étrangère], deux organismes qui s’occupent des travailleurs temporaires étrangers. Pour l’écriture de « Funestes récoltes », j’ai beaucoup travaillé avec Michel Pilon, du RATTMAQ. Il est en fait la seule personne qui existe vraiment à se retrouver dans mon livre. Et j’ai obtenu sa permission pour tout ce que je lui fais dire dans mon roman. Je lui ai lu les passages et il m’a dit : « C’est correct, je n’en pense pas moins! ». (rires)
Comment rend-on accessibles aux travailleurs de l’immigration ces ressources-là, pour qu’ils y fassent appel si, au final, ils sont coincés dans ces environnements toxiques?
Quand ils arrivent de façon légale, il y a toujours un organisme présent à l’aéroport pour les accueillir. Ils ont un pupitre sur place pour donner de l’information aux travailleurs. On peut voir la grosse affiche du RATTMAQ à l’aéroport. Or, les migrants illégaux, qui sont amenés dans des fermes illicites qui ne se « badrent » pas des lois, et qui les maltraitent, ne savent pas qu’ils ont des recours. L’immigration illégale est un sérieux problème, car les abus sont courants. En partant de chez eux, ils font des milliers de kilomètres et sont obligés de donner des milliers de dollars à des passeurs pour arriver à destination. Ils sont abusés dès le départ.
Cela m’apparaît indécent. Avais-tu ce thème en tête dès le début de l’écriture de ce deuxième roman?
Non, je n’avais pas du tout en tête d’écrire là-dessus. Mon éditeur, Erwan Leseul, quand il a vu que mon livre « Pire que l’éternité » se vendait assez bien, m’a demandé si j’avais envie d’en écrire un autre. Alors j’ai dit oui. Puis au cours des semaines suivantes, une amie détective privée m’a raconté qu’elle enquêtait sur la disparition de travailleurs temporaires étrangers. Elle disait qu’ils avaient quitté la ferme et qu’on ne savait pas ce qu’ils étaient devenus. Je trouvais ça pas banal, assez singulier. Puis j’ai été invitée à l’émission « Deux hommes en or », pour parler de mon roman « Pire que l’éternité », où Stéphane Gendron était assis à côté de moi. Pendant les pauses, il a commencé à me parler de ce sujet. J’ai fait le lien entre ce qu’il m’a dit et ce que m’avait raconté mon amie détective privée et j’ai commencé à écrire. Au printemps 2023, Stéphane Gendron m’a fait visiter, comme je t’ai dit, la région et les endroits d’intérêt, puis j’ai continué à écrire et ça a donné « Funestes récoltes ».
Dans ton roman, tu reprends ces vrais lieux?
Oui, tous les lieux décrits existent vraiment.
Qu’aimes-tu le plus de ce deuxième roman, de quoi es-tu le plus fière?
De l’avoir écrit! (rires) C’est un gros exercice. Je peux te dire que j’ai eu des moments de découragement, mais je suis très fière d’avoir abouti à ce résultat. Ça a été un gros travail de recherche. Je suis contente d’être allée dans ce milieu-là, parce que j’espère que ce roman fera réfléchir les gens et humanisera un peu plus les travailleurs temporaires étrangers. Les humains ne sont pas du bétail et il faut arrêter de les traiter comme tel. Les commentaires reçus du public depuis la parution, en octobre dernier, vont dans le sens de cette prise de conscience.
Tes deux détectives, Blaise et Victor, semblent pouvoir vivre bien au-delà de cette histoire, est-ce que je me trompe?
Je pense que Blaise et Victor pourraient effectivement avoir une deuxième vie. Je planche actuellement sur une idée qui les met en scène. À suivre…
Après ce très bon polar, nous te souhaitons de récidiver en 2025, pour notre plus grand bonheur! Merci beaucoup, Jocelyne Cazin!
Et… pourquoi pas un film ou une série télévisée inspirée de ce roman? Le Vingt55 est d’avis que tout le potentiel y est!
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