DRUMMONDVILLE
Les déplacements étaient plus longs et il y avait davantage d’intermédiaire. Dans notre région, les principaux participants à ce commerce étaient les Abénakis et il concernait un produit seulement : le ginseng, une plante médicinale très prisée dans l’Empire du Milieu. Cette plante ne poussait d’ailleurs pas ici mais dans les Appalaches au nord de l’actuel État de New York.
L’origine de ce commerce au Canada commence en 1715 quand le Jésuite François Lafitau, résidant à Québec, lit un écrit par un autre Jésuite, le père Jartoux, missionnaire en Chine. Jartoux écrit dans son texte (daté de 1709) que les Chinois utilisent, dans leur médecine traditionnelle, une plante nommée ginseng, qu’ils apprécient au point de la payer »trois fois son poids en argent ». Jartoux ajoute que cette plante provient de Mandchourie. Le missionnaire spécule que, le climat de la Mandchourie étant très similaire à celui du Canada, si cette plante se trouve ailleurs, ce doit être dans le nord-est de l’Amérique.
Lafitau, curieux, décide de vérifier l’hypothèse et se rend au Sault Saint-Louis (auj. Kahnawake) où il a déjà été missionnaire, pour demander à ses contacts chez les Iroquois, s’ils connaissent cette plante. Il leur montre les croquis faits par Jartoux. Les Autochtones n’hésitent pas à lui confirmer qu’ls connaissent bien cette plante, qu’ils l’utilisent même dans leur médecine traditionnelle.
Quand Lafitau fait connaître sa découverte aux autorités de la colonie et, surtout, le prix que les Chinois sont prêts à payer pour le produit, il ne faut pas longtemps pour que ce soit la « ruée vers le ginseng ». Les Autochtones sont les premiers à s’y mettre, ayant déjà la connaissance, à la fois de la plante et des lieux où elle pousse, principalement dans les Appalaches, notamment au nord de la colonie de New York. Les Abénakis ne sont pas longs à suivre les Iroquois et partent cueillir le ginseng pour l’amener au marché à Montréal. Leurs canots remontent la Saint-François depuis Odanak, et depuis les établissements de plusieurs familles abénakises qui vivent dans la région, y compris dans les environs de ce qui est aujourd’hui Drummondville.
Ils remontent la rivière jusqu’aux environs de Sherbrooke et pagayent ensuite vraisemblablement en remontant la rivière Magog, puis le lac Memphrémagog, allant jusqu’aux environs de St-Albans, dans le Vermont actuel. Un périple de plus de 200 km en luttant contre le courant ! La région est boisée car le ginseng pousse dans les endroits ombragés. De plus, les plants ne sont jamais concentrés à un seul endroit, cela oblige à beaucoup de marche en forêt pour les trouver. En 1752, un voyageur nommé Franquet passe dans les villages d’Odanak et Wôlinak et les trouve déserts : les habitant sont tous partis à la cueillette de la précieuse plante !
« …toutes les cabanes étaient fermées, de manière qu’il n’y avait dans le lieu que les personnes que les infirmités ou l’âge empêchaient de marcher ».
Bientôt, des Canadiens se joignent aux autochtones pour se lancer à la cueillette du ginseng au point que certaines cultures sont négligées parce que moins profitables. 1752 sera d’ailleurs l’année par excellence de la « ruée vers le ginseng. La racine est apportée à Montréal où elle est vendue sur le marché. Il était ensuite mis sur un bateau en direction de La Rochelle (où les ventes de ginseng atteignirent, en 1752, 19% de la valeur des ventes de fourrures, jusque-là seul produit d’exportation de la colonie). Achetée par des marchands rochelais, la plante était ensuite embarquée sur des navires en direction de Canton, seul port ouvert aux Occidentaux en Chine. Un périple de 36 semaines au total, mais dans l’Empire du milieu, son prix était multiplié par 10.
Voyant les colons se précipiter vers cette nouvelle manne, Lafitau avait prédit que la plante, qui prend des années à atteindre sa maturité, allait devenir rare et coûteuse. Prédiction qui ne tarda pas à se réaliser. De plus, la mauvaise gestion de la ressource aggrave les choses : la plante doit être cueillie en septembre pour conserver les propriétés médicinales qu’on lui attribue. Des colons « futés » (et pressés), la cueillent en mai et la font sécher au four pour lui donner l’aspect d’une plante mature. Les marchands chinois, cependant, s’y connaissent pas mal plus que nos « habitants ». Ils repèrent immédiatement la supercherie et cessent simplement d’acheter le ginseng canadien, dont le prix a monté car la plante est presque disparue dans plusieurs régions.
En deux ans les exportations passent, en valeur, de 500 000 francs à 33 000. Le marché s’effondre et c’est la fin de cette aventure. Les Abénakis, comme tout le monde, retournent à leurs activités traditionnelles. C’est la fin de la ruée.
Il en restera une expression utilisée quelques temps au pays pour désigner une mode éphémère : « Ça passera comme le ginseng » !