DRUMMONDVILLE
Livre « Les détournements » de Marie Demers @ Crédit photo Jean-Sébastien Bourré / Vingt55. Tous droits réservés.
Dans ce récit où l’autrice raconte de véritables pans de sa vie pour illustrer ses détournements, ou ses fuites, elle se livre avec authenticité, humanité et ce qu’il nous apparaît être une grande objectivité. Marie Demers ne s’en cache pas : elle a suivi une thérapie et a beaucoup réfléchi à ces moments marquants qui ont atterri dans ce livre, mais aussi à bien d’autres que nous n’y retrouvons pas.
D’emblée, l’une des grandes forces de cet ouvrage est la plume tantôt douce, tantôt tranchante, mais particulièrement touchante et authentique de son autrice. Aucun détail n’est laissé pour compte et tous les passages entre le présent raconté et les souvenirs du passé sont savamment tissés entre eux, dans cet ouvrage qui compte six parties. Ainsi comprend-on, dans ce livre, tout comme son autrice, de quelle façon celle-ci a usé de détournements depuis (trop) longtemps. À un moment ou à un autre, on doit affronter la réalité en face pour passer à un autre niveau, aussi dure, blessante et cruelle puisse-t-elle être.
La dédicace, courte, revêt une grande symbolique, encore plus lorsque nous sommes passés à travers les 344 pages du livre. « À moi », écrit-elle simplement, sans ponctuation ni autre mot. Un message d’amour et d’espoir envers elle-même, s’il en est un, sorte de « Je comprends ce qui s’est passé, je peux faire mieux ou différemment maintenant ».
Il faut du courage pour s’affirmer ainsi dans un livre, publiquement.
De la vraie vie à l’autofiction
S’il peut paraître simple de coucher sur papier notre vécu, cela ne l’est pas autant qu’on le croit. En effet, moult questionnements et doutes doivent subsister tout au long du processus d’écriture d’un livre entièrement inspiré par des événements vécus, par soi. Les commentaires de l’entourage et de la personne chargée de l’édition n’orientent peut-être pas dans le sens voulu, causant quelques frustrations en cours de route.
De fait, passer de la vraie vie à l’autofiction, tout en conservant les prénoms des personnes ayant croisé notre chemin, sans modifier de détails à l’histoire pour la livrer le plus fidèlement possible, implique une grande responsabilité, autant qu’un don de soi. Le lecteur, quant à lui, se retrouve en posture de voyeur. Son seul détournement possible consisterait à fermer le roman avant la fin et de ne plus l’ouvrir; par contre, il est impossible de le refermer avant la dernière page tant l’écriture de Marie Demers vient nous chercher dans notre humanité la plus profonde.
Difficile de ne pas s’y retrouver, voire de ne pas s’y reconnaître, dans cette famille qui finit par éclater, dans une relation conflictuelle avec une maman connue, dans des relations de couples toxiques qui ont souvent les mêmes apparences. Lorsque l’autrice se confie sur les agressions sexuelles qu’elle a vécues, le parcours particulièrement horrible traversé pour porter plainte à la police, la dénonciation dont elle a fait l’objet à l’été 2020 sur les réseaux sociaux pour avoir pu sembler trop intransigeante en tant qu’éditrice envers une apprentie autrice mentalement instable, puis ses idéations suicidaires, nous sommes remués, secoués. Nous avons tous des chemins de vie sinueux où se côtoient les joies et les déceptions, où s’alternent les drames et les grands bonheurs.
Si, justement, nous éprouvons beaucoup d’empathie pour Marie Demers, c’est qu’elle ne se lamente jamais : tout est décrit avec finesse. Tout a été murement réfléchi, plus d’une centaine de fois, me dira-t-elle en entrevue. D’un couvert à l’autre, elle passe de ses détournements à une certaine forme de réconciliation avec plusieurs chapitres sombres de sa vie. L’objectivité dont je parlais plus haut paraît émaner d’une forte introspection, ce que nous a confirmé l’autrice.
Voici ce qu’avait à nous dire l’autrice, Marie Demers, de ce roman d’autofiction qui nous fait réfléchir sur nos propres détournements, nos relations conflictuelles, nos patterns amoureux et des enjeux sociaux bien d’actualité.
Bravo pour ce beau roman d’autofiction! Je l’ai trouvé très touchant, émouvant. Parle-moi d’autofiction : pourquoi ce style en particulier?
J’ai lu des autofictions qui ont un peu changé ma vie, qui m’ont beaucoup marquée. J’ai lu Marie-Sissi Labrèche, Delphine Vigan, Maude Veilleux, des autrices féminines qui ont écrit des ouvrages sur leur vie, qui se sont mises à nu. C’est comme ça que j’aime lire. Par exemple, dans Prague, de Maude Veilleux, elle conserve les noms de tout le monde. Elle met aussi le nom de son ex. Je lui en avais parlé, justement, et elle m’avait dit que ce n’était pas pareil quand on les change, ce n’est pas la même responsabilité. Ce sont des autrices d’autofiction qui m’ont fait avancer dans mon parcours littéraire, mais réfléchir aussi à ce que j’ai envie d’écrire et pourquoi. Je pense que c’est une question de goût, je pense aussi qu’on essaie d’écrire ce qu’on a envie de lire.
Tu plonges dans tes failles du passé, est-ce qu’il y a des choses avec lesquelles tu étais moins à l’aise au moment de l’écrire et que tu assumes davantage maintenant?
Je pense que c’est plutôt l’inverse. Je ne regrette rien. Il y a des choses que j’ai enlevées avec mon éditrice, mais pas par honte… Je sais que je ne me présente pas sous mon meilleur jour, mais c’est un jour qui est vrai. Mon but n’est pas de me faire de la pub comme quoi Marie Demers est une bonne personne, ce n’est pas le but du livre. Je suis vraiment quelqu’un d’impudique.
J’ai envie de te contredire par rapport à ce que tu as dit : je pense, justement, que tu te présentes sous ton meilleur jour avec toute cette réflexion, cette introspection que tu as faite pour écrire ce roman. On découvre une personne authentique, qui est comme nous, les lecteurs; on a tous des vies un peu folles et c’est ça, la force de ton écriture, que je trouve magnifique.
Merci! Je veux que les gens se sentent moins seuls. Je sais que des gens diront « moi aussi, tout ça, et pire encore ».
On s’attache définitivement au personnage. La Marie Demers du livre est-elle fictive ou complètement réelle?
Complètement réelle. (Rires)
Quelle est la part d’autofiction, dans le récit?
L’autofiction, par exemple, c’est quand je raconte une histoire avec ma mère. Je ne me souviens pas exactement de ce qu’elle portait. Dans les reconstitutions de souvenirs, il y a toujours une part de fiction parce que j’essaie de raconter une histoire, de plonger le lecteur dans une ambiance. Je n’ai plus ces outils-là du réel sur lesquels m’appuyer, parce qu’ils ne sont plus frais à ma mémoire, de toute façon, et peut-être aussi qu’il y a des parties que je veux changer pour améliorer l’ambiance. Peut-être que ma mère ne portait pas de bleu, à ce moment-là, mais que je lui en fais porter pour que ses boucles d’oreilles « matchent » avec ses yeux. Mais il n’y a pas de fiction : j’invente des détails, pas des situations.
Les personnages choisis représentent-ils des moments majeurs de ta vie, auraient-ils pu être remplacés par d’autres ou s’il fallait vraiment parler d’eux puisque c’est ce qui se brassait dans ton écriture ou dans ton introspection au moment d’écrire?
Concernant la famille, c’était nécessaire. J’aurais pu parler davantage de mes frères, mais j’avais une certaine pudeur, je ne voulais pas les impliquer là-dedans. Pour les amoureux, je présente mes réflexions au fur et à mesure, pourquoi je parle d’un gars plutôt que d’un autre. En un sens, il y a des relations qui sont interchangeables, parce que je parle de patterns. Par contre, comme ils étaient les deux derniers dans ma vie, j’ai choisi ceux-ci pour cette raison. Je me suis forcée à tracer des liens avec le passé. J’aurais pu parler de plein d’autres gars et ça aurait été la même histoire.
Depuis la parution, as-tu eu des échos de gens qui se retrouvent dans ce livre et qui l’ont lu, en prenant conscience de ton point de vue des événements?
Non, je n’ai pas d’écho. C’est vraiment bizarre (Rires), une partie de moi est rassurée, parce que je n’ai pas envie de me faire traîner dans la boue, puis il y en a une autre qui est déçue parce que j’ai envie que mon roman ait du retentissement et brasse des affaires… Je le savais, j’en avais d’ailleurs parlé avec ma psy, mais je savais que j’allais probablement être déçue de la réception. Je ne suis pas déçue de te parler à toi et de me faire dire que ça t’a touché, ce sont des cadeaux chaque fois, mais j’aurais aimé que ce soit flamboyant et ça ne l’est pas. On est toujours pris entre l’envie de faire un éclat et celle de ne pas vivre de répercussions. J’en vis, actuellement, des répercussions, au niveau de ma famille, mais je pense qu’il faut laisser le temps au livre de faire son chemin. Et si c’est juste ça, il faut revenir à ce besoin que j’avais d’écrire ce livre. J’ai trouvé le processus difficile, mais j’ai réussi à le faire. La vérité est que j’ai tout le temps soif de plus.
Ton processus d’écriture t’a-t-il en quelque sorte sauvée?
Oui, la littérature, ça sauve, et je le répète dans le livre, j’avais l’impression que ça me sauvait à ce moment-là. Il y a une catharsis dans l’écriture, mais la littérature ne répare pas. Ça ne sauve pas. Ce n’est pas une thérapie. La thérapie, c’est avant, pendant et après, mais ça ne sauve pas.
Donc, le bien-être procuré par le processus d’écriture ne dure pas?
Non. (Rires)
Vers la fin du livre, tu remets des choses en perspective, par rapport à tes parents, entre autres. Tu mentionnes que tu as attribué plus de torts à ta mère, tandis que certains revenaient à ton père. J’avais l’impression qu’on finissait sur une sorte de réconciliation, du moins, à l’intérieur de toi, avec tout ce que tu as écrit pour dire « Je l’ai vécu, je m’en débarrasse », mais il y a quelque chose de beau dans ce rapprochement que tu amorces avec ta mère.
Les gens ne changent pas, ou rarement. En même temps, je ne regrette pas d’avoir fini sur un message d’espoir. Je le sens encore en ce moment et c’est comme ça que je voulais finir le livre. Même si la réalité n’amène pas ça, ce n’est pas grave; on a tous besoin d’espoir, même si c’est une illusion, même si ça ne se concrétisera pas, on en a besoin. Ce n’est pas pour rien que des gens croient en Dieu.
Tout à fait. Comme tu le mentionnes à la fin, tout le monde croit en quelque chose, toi c’est l’écriture, comme ta mère. Tu aurais pu finir de n’importe quelle autre façon, mais pour moi, comme lecteur, la fin est parfaite. Tu as une plume magnifique, touchante, les liens entre les souvenirs et les pans de ta vie racontés sont bien tissés.
C’est vraiment gentil.
Non seulement tu es authentique, mais tu es aussi objective quand tu essaies de comprendre ce qui aurait pu être différent. Ça semble avoir été une période difficile à vivre, mais je souligne ton courage d’en avoir parlé.
Pour que ce soit cathartique, il fallait que je passe par le même médium qu’elle [ma mère]. Il me fallait remettre les pendules à l’heure quand même, sinon, pourquoi raconter cette histoire-là?
Comment définis-tu tes détournements?
Les détournements, c’est toujours ce qui nous fait dévier pour ne pas voir le cœur du problème, ou ne pas se voir SOI. Je ne suis pas sortie du bois, je suis encore dans les détournements de plein de façons possibles. On remplace parfois des douleurs par d’autres et avec chaque nouvelle douleur, on se dit que ça fait tellement mal, mais au fond, cette douleur-là, elle sert à ne pas voir la VRAIE douleur. On a plein de mécanismes de déviation, de détournements, justement, qui nous permettent de survivre. Même ces mécanismes-là sont essentiels. Un détournement peut être de courir dix kilomètres pour se vider la tête. Ce n’est pas nécessairement négatif. Mais si ça sert seulement à ne pas regarder la réalité, ou son nombril, ou de petites difficultés qui continuent à nous tirer vers le bas, c’est là qu’il faut tasser les détournements et commencer à se retourner.
C’est très intéressant! Merci beaucoup pour cette entrevue, Marie Demers!
Extrait :
« Je choisis d’écrire sur ces incidents tortueux, potentiellement dangereux, alors que rien ne m’y oblige, à part mon instinct, ou mon penchant pour le hara-kiri. Je choisis ma narratrice : moi. Mon rôle : ni victime ni agresseuse, peut-être les deux. Et j’emmerde autant que je respecte ceux et celles qui voudront me ranger dans un camp figé. Eux aussi ont le droit de se raconter leur histoire. En ce qui me concerne, je ne risque pas de faire marche arrière. Parce que ce sont ces récits qui me gardent en vie, ceux dont je creuse le sens et interroge les acquis. Parce que cette place qui m’est propre et ma vision qui la porte ne peuvent s’encombrer à l’infini de ce qu’en penseront les autres. Ce livre est le mien et c’est de l’écrire pour moi qui assure ma survie. » (pages 245-246)
Marie Demers, Les détournements, Hurtubise, 2023, 344 pages.