Littérature – 5060 : l’hécatombe de la COVID-19 dans nos CHSLD, un livre choc

Littérature – 5060 : l’hécatombe de la COVID-19 dans nos CHSLD, un livre choc
Le Vingt55 a lu cet ouvrage écrit par trois journalistes de La Presse, Gabrielle Duchaine, Katia Gagnon et Ariane Lacoursière.

DRUMMONDVILLE

« Cinq mille soixante. Voilà le nombre de morts dans les CHSLD du Québec au cours des deux premières vagues de la COVID-19, entre mars et décembre 2020. C’est plus d’une fois et demie le bilan du 11 Septembre. Pourtant, personne n’a encore songé à élever un monument à ces victimes. »

Voilà le début de la quatrième de couverture de ce livre choc qui résume la situation des CHSLD au Québec durant les deux premières vagues de la pandémie de la COVID-19. Le Québec a eu, de très loin, le pire bilan de tout le Canada quant au nombre de décès, y écrit-on notamment.

Au fil des pages, le lecteur plonge, dès le début du livre, dans l’horreur du CHSLD Herron, mais aussi dans plusieurs autres réalités difficiles, dont l’Institut de gériatrie de Montréal et le CHSLD de Sainte-Dorothée, à Laval. Quant à Herron, il s’agit de ce centre d’hébergement privé ayant fait les manchettes après que le journaliste de The Gazette, Aaron Derfel, eut exposé le calvaire des résidents, dont plusieurs sont décédés alors que l’établissement était, comme l’a confirmé le rapport de la coroner Géhane Kamel, dirigé sous la tutelle du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal. À qui incombait le plus cette responsabilité? Aux dirigeants de l’établissement, au CIUSSS responsable ou au gouvernement? En lisant ce livre, on est porté à croire que les dirigeants de l’établissement, la famille Chowieri, ne sont pas entièrement fautifs, ayant appelé à l’aide durant plusieurs jours, comme ils le mentionnent dans leur témoignage. Le sous-ministre de la Santé et des Services sociaux, M. Yvan Gendron, a sans doute un peu trop laissé comprendre que la situation était sous contrôle alors que c’était loin d’être le cas.

Les trois femmes ayant écrit ce livre – on pourrait être porté à croire qu’il s’agit d’une œuvre de Patrick Senécal ou de Stephen King tant le récit des faits est horrible, invraisemblable et visiblement indigne de la société évoluée dans laquelle nous vivons – les journalistes  Gabrielle Duchaine, Katia Gagnon et Ariane Lacoursière ont recueilli une centaine de témoignages pour comprendre les faits et retracer la chronologie des événements ayant eu cours dans les CHSLD québécois. Ces derniers avaient déjà longuement été exposés dans divers articles du média qui les emploie, mais l’écriture de ce livre leur a certes permis de plonger davantage au cœur des événements et de rencontrer les personnes de première ligne, médecins, infirmières, préposés, ainsi que des proches de personnes décédées dans des conditions atroces (et d’atroces souffrances) ainsi que dans la solitude, sans famille autour d’elles, comme elles l’ont décrit dans ce livre. Chacun des chapitres est précédé d’un hommage à une personne décédée, rédigé par un ou des membres de la famille. On découvre les parcours de vie de Lucille Lecompte, Georgette Laramée-Boulet, Eddy Beauvillier, Gilles Béliveau, Hilda Zlataroff, Lydia Gordon, Claire Vincent, Michel Jutras, Albany Paul, Doris et Frank Peres, Anna José Maquet et l’autrice Marguerite Lescop, qui font partie des cinq mille soixante victimes des deux premières vagues de cette pandémie. Leur histoire ainsi racontée nous permet de mettre un visage sur ces tristes statistiques, les pires dans tout le Canada.

La sortie du livre, à la fin de mars 2022, avait mis en lumière des contradictions dans le témoignage de la ministre des Aînés, Marguerite Blais, entre la version qu’elle a livré aux trois femmes ayant écrit cet ouvrage, puis celle livrée devant la coroner Géhane Kamel, qui l’a finalement épargnée dans son rapport, publié le 16 mai 2022.

Plusieurs événements et témoignages décrits dans cet ouvrage sont troublants et, de l’avis de plusieurs, aggravants pour le gouvernement et sa gestion de la pandémie.

Il y a d’abord tous ces centres d’hébergement de soins de longue durée désertés de leurs personnels, soit malades, soit craintifs d’attraper le virus. Chez Herron, par exemple, le 29 mars 2020, la docteure Nadine Larente, l’une des premières à découvrir la situation grave qui s’y déroulait pour les résidents, fait appel à son mari et à ses trois enfants, âgés de treize, quinze et dix-sept ans pour lui prêter main-forte.

« Elle leur explique comment se protéger, préparer les plateaux de repas et les apporter aux chambres. Puis ils distribuent des repas et hydratent les résidents. »

L’état dans lequel se trouvent les résidents de Herron semble perdurer depuis bien plus de deux jours…

Le soir du 29 mars, lors de la prise en charge d’urgence des résidents affamés, assoiffés et laissés dans leurs déjections, la PDG du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, Mme Lynne McVey, celle-là même qui allait annoncer à la famille Chowieri, propriétaire de Herron, que leur centre était placé sous tutelle « au nom du gouvernement » le 30 mars 2020, écrit à Yvan Gendron et à Nathalie Rosebush, sous-ministre et sous-ministre adjointe, « Nous avons la situation sous contrôle », ce qui, selon les témoignages recueillis, est loin du portrait réel, et ce, pour les semaines suivantes. Rappelons ici la saga impliquant notre collègue journaliste Aaron Derfel, interpelé à au moins trois reprises par le premier ministre François Legault, l’accusant de vouloir discréditer son gouvernement. La nuit suivante, soit du 10 au 11 avril, Mme Mcvey téléphone à la police après avoir reçu un message d’Yvan Gendron : « Pour les policiers, l’enquête peut débuter demain, mais il faut les avoir informés pour démontrer votre proaction. » Une stratégie discutable, de l’avis de plusieurs.

Si la ministre McCann avait eu vent de la situation de Herron autour du 5 avril, beaucoup de détails lui avaient, semble-t-il, été cachés. Malgré cela, à la lecture du livre, on constate que les vrais perdants sont les gens du terrain, soit le personnel de première ligne, qui relève de ceux qui « cachent » des détails, les empêchent d’avoir accès de façon adéquate aux équipements de protection individuelle et font un bras de fer avec le gouvernement : dirigeants de CHSLD, CIUSSS, ministère, etc. On ne peut douter de la bonne foi du gouvernement à vouloir le bien-être de tous dans la gestion de la pandémie, mais on ne peut en dire autant de ceux qui se situent entre le gouvernement et le personnel de terrain.

« À chaque question que lance François Legault, Yvan Gendron tente de se faire rassurant. C’est sa posture-réflexe, celle qu’il adopte invariablement avec ses patrons politiques et qui fait partie intégrante de sa personnalité. Une erreur, jugera a posteriori la ministre Danielle McCann lors d’une entrevue pour ce livre. »

Ensuite, si l’ouvrage permet de constater un certain fossé entre le gouvernement et les instances qui relèvent de lui, d’autres témoignages permettent de se questionner sur ses intentions. Plusieurs actions ont été posées de façon « politique » et déconcertante.

Prenons le témoignage de Benjamin Bélair, conseiller au bureau de François Legault, qui « [concevait] une certaine humiliation », comme il l’a avoué en entrevue pour le livre, de devoir faire appel à l’aide du gouvernement fédéral afin d’obtenir la présence de l’armée dans les CHSLD. Comment explique-t-il son humiliation?

« Le nationaliste en moi n’était pas particulièrement fier de faire ce téléphone-là. Mais je voyais que c’était une situation complètement exceptionnelle. Le Québec paie pour cette armée. On avait besoin de bras. Disons que mon premier sentiment n’était pas de la fierté. Mais il fallait mettre fin à la spirale de l’absentéisme. »

Il est difficile de croire que des convictions politiques puissent teinter à ce point une réflexion dans une situation aussi catastrophique. Le plus absurde est que, selon un témoignage anonyme provenant du bureau du premier ministre Justin Trudeau, la demande a été faite de façon cavalière par le premier ministre François Legault. En effet, c’est lors d’un point de presse qu’il a adressé sa demande à Justin Trudeau, contrairement aux quatre autres provinces ayant eu recours à l’armée et qui ont formulé leur demande de façon plus courtoise malgré l’urgence. Qu’un premier ministre de province joue ainsi au bras de fer à travers les médias ne peut avoir qu’une visée politique. Mais ça ne s’est pas arrêté là.

« Il y avait une perception [selon laquelle] c’était géré comme un enjeu de relations publiques d’abord et avant tout, plus que comme un enjeu de fond, déplorera notre contact au cabinet Trudeau lors d’une entrevue pour cet ouvrage. Pendant la pandémie, avec les autres provinces, ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Il y avait un dialogue, on s’entendait sur les besoins, il y avait un plan précis. […] Alors qu’à Québec, c’était juste « On veut 1000 militaires. » »

Bon nombre d’éléments portent à réfléchir, au fil de la lecture de 5060 : l’hécatombe de la COVID-19 dans nos CHSLD. Les journalistes Gabrielle Duchaine, Katia Gagnon et Ariane Lacoursière ont fait un travail colossal de recherche et de rédaction et ce livre doit être lu de tous ceux aux premières loges du changement dans notre société, tant le gouvernement du Québec que les différents organes qui en découlent.

Il est essentiel de partir de la question qu’elles posent dans leur ouvrage documentaire : « Mais avons-nous vraiment appris de cette crise? » « [C’est] toute l’architecture du réseau des CHSLD qui est à revoir », écrivent-elles. Sans compter la clarté des consignes, l’accessibilité à des équipements de protection individuelle pour les employés et tout ce qui a fait en sorte que la situation dans nos CHSLD a été la pire parmi les provinces canadiennes durant les deux premières vagues de la COVID-19.

En refusant de faire le bilan de sa gestion et de créer une commission d’enquête publique « pour faire la lumière sur ce drame », comme l’écrit Paul Arcand dans sa préface, le gouvernement refuse de se regarder dans le miroir. « Il l’aurait fait dans n’importe quelles autres circonstances aussi sordides. […] [Or, on] y verrait plusieurs visages. Le mien, le vôtre et ceux des décideurs des trente dernières années. » Une décision politique, mentionne Paul Arcand.

N’importe quel autre parti au pouvoir aurait-il fait mieux? Pas nécessairement. Le politique aurait été autant détaché des instances publiques qu’il gouverne. Yvan Gendron aurait sans doute tenu le même discours « rassurant ». Or, si une autre pandémie devait survenir, il faudrait éviter que « toute l’attention gouvernementale [soit] encore [et seulement] tournée vers les hôpitaux », où l’on libérait des lits « en envoyant des patients âgés… vers les CHSLD. » Car « Personne [n’avait] encore pris conscience, [en mars 2020], du drame silencieux qui [était] déjà en train de se nouer dans plusieurs CHSLD. Personne [n’avait] encore pris la mesure de la terrible pénurie de personnel qui [s’apprêtait] à s’abattre sur ces milieux. »

5060 : l’hécatombe de la COVID-19 dans nos CHSLD nous rappelle que, collectivement, on doit changer notre façon de voir (et d’offrir) les soins réservés aux personnes âgées. Des pistes sont lancées concernant les soins à domicile. Cet ouvrage documentaire, si brillamment écrit, n’aurait jamais dû être seulement imaginé dans une société évoluée comme la nôtre, où la dignité humaine est censée être au cœur du système public. Voyons-le comme ce monument dédié aux personnes décédées de la COVID-19 dans les deux premières vagues de la COVID-19. Un monument que nous pouvons tous conserver dans nos bibliothèques et rendre accessible pour que jamais plus une telle histoire ne se reproduise. Pour que nous nous souvenions collectivement de tous ceux qui ont perdu la vie.

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