Quand Drummondville s’appelait Cantonville… Raconte-moi l’histoire par André Pelchat

Quand Drummondville s’appelait Cantonville… Raconte-moi l’histoire par André Pelchat
Photographie illustrant la Drummondville Cotton et la Canadian Celanese, Drummondville, vers 1935. Source: Société d'histoire de Drummond, Collection régionale; C1-2.4a18. Tous droits acquités / Vignt55.

DRUMMONDVILLE

En 1943 paraît un ouvrage intitulé French Canada in transition (titre français : Rencontre de deux mondes) sous la plume de Everett C. Hugues, un sociologue américain qui enseigne à Montréal et est un collaborateur du père George-Henri Lévesque, fondateur de la sociologie au Québec. L’ouvrage, qui s’intéresse à la façon dont la société canadienne-française vit le processus d’industrialisation et passe d’une société rurale et agricole à une société urbaine et industrielle, traite du cas d’une petite ville appelée « Cantonville » que l’auteur décrit comme suit …

« Si le visiteur arrive par la route nationale il rencontre d’abord un village-rue composés de maisons à charpente et en forme de boîte à savon, de maisons dans le style traditionnel du Québec et de petits magasins éparpillés. Un coude de la route nous fait soudainement déboucher sur une rue plantée d’ormes et d’érables majestueux ombrageant des maisons à l’air bourgeois. C’est là la Basse-Ville à son plus beau, le centre des familles dont les noms sont liés à l’histoire de la ville et de la région. Parallèles à la voie ferrée qui passe à un demi-coin de rue de distance, et séparant le vieux quartier des affaires de la partie haute de la ville, viennent le cimetière anglican, un parc municipal et la principale église catholique de la ville. »

Inutile de chercher Cantonville sur une carte du Québec, il s’agit de Drummondville. Simplement il était courant, dans les ouvrages de sociologie, de changer les noms des lieux et des personnes pour éviter de froisser les sensibilités.

L’auteur de l’ouvrage, Everett Cherrington Hugues, né à Beaver, Ohio en 1897 enseignait la sociologie à Chicago en 1923 et y rencontra la sociologue canadienne Helen MacGill Hugues qui devint son épouse. C’est peut-être cela, en plus du fait qu’il avait appris le français, qui conduisit Hugues à s’intéresser à la société canadienne-française. Toutefois, après un voyage en Allemagne, il se fait d’abord remarquer pour son étude de la montée du nazisme dans ce pays. Il en tirera deux ouvrages importants, « Good People and Dirty Work » and « The Gleichschaltung of the German Statistical Yearbook: A Case in Professional Political Neutrality ». (“Des gens bien et un sale boulot” et « La Gleichschaltung *  de l’Annuaire Statistique Allemand : Un Cas de Neutralité Politique Professionnelle »)

De 1928 à 1938, il enseigne la sociologie à l’université de Montréal et s’intéresse alors à la société canadienne-française, particulièrement à la façon dont elle vit l’industrialisation. Son collègue Horace Miner, qui observe la paroisse de Saint-Denis-de-Kamouraska a l’impression de retrouver une société archaïque oubliée par la modernité nord-américaine. Everett Hughes, qui vit à Montréal, voit le Canada français comme moderne et urbain. C’est ce qui l’amène à Drummondville, qu’il décrit (sous le nom de Cantonville) comme « une petite ville animée et troublée par l’installation d’un certain nombre de grandes industries toutes mises en marche et dirigées par des anglophones. » Ici il veut étudier la transition entre les deux types de société.  Drummondville, à l’époque a environ 10 000 personnes (20 000 avec les paroisses voisines) dont 5 à 6% d’anglophones, le reste étant presqu’entièrement francophone.

Avec son épouse, il passe deux ans ici et se mêle à la population, participant aux « rites, aux évènements et aux fêtes ». On a dit qu’il s’est pris d’affection pour la ville qu’il étudiait.

Néanmoins, sa description de la société drummondvilloise de l’époque est lucide et impitoyable : “Les Canadiens français constituent une forte majorité dans l’ensemble des employés de l’industrie.  C’est dans les rangs des ouvriers qu’on les retrouve en plus grand nombre, leurs rangs s’éclaircissent à mesure que l’on monte des ateliers vers les bureaux pour se dégarnir tout à fait si on s’élève dans l’échelle hiérarchique. » Puis il ajoute : Des gestionnaires et du personnel technique ont été envoyés à Drummondville pour construire et exploiter des usines. (…) La majorité d’entre eux ne sont pas Canadiens. Aucun d’entre eux n’est Canadien français. De plus, un certain nombre de contremaîtres anglophones, d’opérateurs qualifiés et de travailleurs de bureau ont été importés. Ces personnes, avec leurs familles, constituaient (…) un élément étranger, socialement isolé, ayant peu d’interaction avec la population locale et pas du tout avec la population laborieuse locale. »

Ce genre de situations, fréquent au Québec à l’époque,  sera éventuellement dénoncée comme « coloniale » par les nationalistes. Car l’ouvrage de Hugues, très populaire dans les cercles universitaires américains, sera souvent une référence au Québec même. Hugues croit voir des signes du déclin du catholicisme au Québec et relativise l’idée de la « Grande Noirceur » qui aurait pesé sur le Québec à l’époque. Surtout, sa description du contraste économique et social entre la minorité anglophone et la majorité francophone influencera des générations de penseurs et de militants.

De retour aux États-Unis, Hugues poursuivra une brillante carrière de sociologue, devenant directeur de l’American Journal of Sociology de 1952 à 1961 et président de l’American Sociological Association en 1963. Il reçut par la suite plusieurs récompenses en reconnaissance de son œuvre. Il est considéré comme un des membres éminents de « l’École de Chicago », groupe de chercheurs s’étant attaché à l’étude des conditions de vie des classes populaires (rien à voir avec les « Chicago Boys », économistes néolibéraux de la fin du XXe siècle).

Il est décédé à Cambridge, Massachussetts, en 1983.

* »Gleichschaltung » est un terme allemand souvent utilisé pour décrire la coordination et l’uniformisation des institutions et de la société sous le régime nazi en Allemagne.

© Crédit photo Eric Beaupré / Vingt55. Tous droits réservés.

André Pelchat
CHRONIQUEUR
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