Théâtre : Docteure, au Théâtre Jean-Duceppe, l’incarnation réussie d’un débat identitaire moderne

Théâtre : Docteure, au Théâtre Jean-Duceppe, l’incarnation réussie d’un débat identitaire moderne
Docteure, au Théâtre Jean-Duceppe, l’incarnation réussie d’un débat identitaire moderne

Spectacle

Le Vingt55 a assisté à la première médiatique de la pièce de théâtre « Docteure », au Théâtre Jean-Duceppe de la Place-des-Arts. Cette pièce de l’écrivain anglais Robert Icke, traduite par Fanny Britt, mise en scène par Marie-Ève Milot et mettant en vedette Pascale Montpetit, a l’effet d’une véritable gifle en raison des débats sociaux fort actuels mis de l’avant.

Tout au long de cette pièce d’une durée de deux heures sans entracte, le public est confronté à un débat intergénérationnel à propos des religions, des groupes ethniques et du racisme, de l’avortement ainsi que de la polarisation et de la division actuellement d’actualité, entre gens de gauche et de droite. Un constat : il y a du « bon » dans les arguments des deux groupes, mais il est difficile de tracer une ligne argumentaire claire pouvant être qualifiée de « grande vérité ». Ultimement, il appartient au spectateur de se faire sa propre idée, et ce, malgré l’issue de la pièce. Certains seront en accord, d’autres non.

Voilà tout ce qu’on aime du théâtre ! Réfléchir collectivement… et pour soi. Remettre ses idées, ses valeurs et ses convictions en question. Une expérience à la fois unique et immersive.

Dans ce thriller moral qui oppose science et religion, où une docteure (Pascale Montpetit) et un prêtre (Alexandre Bergeron) se retrouvent au cœur du débat, les enjeux dépassent largement les protagonistes. Tandis que de grands questionnements éthiques concernent la profession de médecin, on remet en question les étiquettes, l’appartenance de chacun à un groupe identitaire. Pour Rachel Wolff, elle est médecin, point barre. Son code d’éthique définit sa conduite et ses convictions. Pour d’autres, la religion, l’origine ethnique ou la profession de foi sont les temples inébranlables de leur identité.

Qu’en est-il lorsque le public s’attaque à votre identité, la remet en question, voire la réduit en pièces sur la place publique ?

Dans le questionnement à l’origine du conflit, la docteure Wolff (Montpetit) est-elle justifiée de refuser l’accès à une patiente de 14 ans qui mourra sous peu à un prêtre venu lui offrir les derniers sacrements à la demande des parents ? Comme l’information de la croyance de la jeune patiente n’est pas inscrite à son dossier et qu’elle ne souhaite pas la troubler en parlant de sa mort prochaine, la docteure s’en tient à son refus auprès du prêtre. Or, la situation dégénère lorsque l’enregistrement que fait le prêtre de cette discussion envenimée se retrouve sur les réseaux sociaux, qu’une pétition est lancée, que des membres du conseil d’administration de l’institut médical démissionnent, qu’une crise éclate au comité exécutif et que la ministre de la Santé doit s’en mêler. Dès lors, l’histoire n’appartient plus à la docteure Wolff, ni à l’institut médical, ni à la famille de l’adolescente décédée après un avortement maison raté ayant entraîné une septicémie. Elle appartient à l’opinion publique et Rachel Wolff devient l’ennemie à abattre – tout le monde à une opinion et la principale concernée a eu tort de rester silencieuse aussi longtemps. Si elle démissionne de son poste de directrice générale de l’institut, elle n’abdique pas de son rôle de docteure ni n’en renie les fonctions et les convictions. Pas plus que le prêtre, d’ailleurs. Pour la docteure Wolff, la fatalité de sa vie personnelle prouve que ses convictions la définissent. « Je suis médecin », commence-t-elle et conclut-elle la pièce. La boucle est bouclée pour nous permettre de comprendre à quel point son étiquette de médecin a une finalité identitaire inébranlable, tandis qu’elle refuse les étiquettes que lui proposent les autres tout au long de la pièce.

« Pour son auteur, Robert Icke, [qui a adapté de façon très libre « Professor Bernhardi », d’Arthur Schnitzler, une pièce de 1912,] « la pièce parle de l’identité, des groupes comme des individus, et de ces étiquettes que nous choisissons comme de celles que nous ne choisissons pas. Elle demande comment nous pouvons répondre dorénavant à cette question d’apparence simple: qui sommes-nous ? ». »

« Docteure est une fascinante incursion dans les interstices du pouvoir et du dissensus, avec, comme protagoniste, un personnage féminin très complexe. La pièce permet de comprendre, de l’intérieur, ce que ça implique d’être au cœur du débat, et de se questionner sur la culture du bannissement. » — Marie-Ève Milot, metteuse en scène

Malgré le sérieux du propos, une grande touche d’humour, notamment l’ironie, ponctue la pièce et dicte le rythme des tableaux. En ce soir de première médiatique, le public a beaucoup ri. Deux acteurs ont beaucoup suscité les rires dans leur façon de jouer leurs rôles : Elkahna Talbi et Yanic Truesdale. On retient particulièrement la première, Elkahna Talbi, dans son rôle d’animatrice de télévision déjantée qui mène un débat sanglant sur cette histoire dramatique, vers la fin de la pièce. Quant à Yanic Truesdale, c’est principalement dans son personnage de docteur qu’il se démarque le plus.

Déconstruction binaire des acteurs

Chaque personnage est bien campé par la distribution de « Docteure », et Pascale Montpetit est appuyée par de très bonnes performances pour briller dans ce rôle de femme forte où elle se trouve sur scène du début à la fin. Le jeu est bon, sans nécessairement transcender en des interprétations qui marqueront les annales théâtrales.

Aspect intéressant du jeu : plusieurs actrices féminines endossent des rôles masculins tout au long de la pièce, avant d’endosser des rôles féminins à la fin. Dans un premier temps, on place le personnage de Rachel Wolff dans un véritable « boys club », pour comprendre la dynamique vécue par une femme seule dans un monde d’hommes.

Soulignons le jeu de Sharon James, qui offre une solide performance en docteur masculin pour plus de la moitié de la pièce. Elle est convaincante et livre une bonne opposition au personnage de Pascale Montpetit, que l’on croit à certains moments victime d’une injustice, bien qu’elle refuse d’être traitée comme telle.

Digne de mention également : Alice Dorval offre une performance touchante dans le rôle de Sami, qui vit avec le personnage de Rachel Wolff. Toujours juste, son jeu colle bien à la progression de son personnage, sans être exagéré, et conserve plutôt bien le mystère de celui-ci jusqu’à que tout implose dans la vie de Wolff.

La mise en scène fluide de Marie-Ève Milot propose une scène épurée, mais bien remplie. En effet, trois colonnes blanches se trouvent de chaque côté de la scène, comme des piliers inébranlables, et des rangées de rideaux blancs transparents découpent la scène sur toute sa profondeur. Ceux-ci sont tantôt élégamment glissées sur leurs rails, tantôt plus violemment déplacés de jardin à cour, et vice versa.

Ces rideaux, qui voilent des secrets ou protègent les protagonistes, délimitent à merveille les zones de jeu et assurent des transitions en douceur, mais efficaces et rapides, tandis que la musique forte soutient le drame de ce thriller moral. Le contraste entre les deux est saisissant.

Bien que le mobilier permette de bien comprendre le lieu dans lequel se situe l’action, on en a peut-être trop fait à certains moments, entre autres l’utilisation d’une longue table et de chaises à roulettes pour illustrer la pièce où se déroulent les séances du comité exécutif des docteurs de l’institut. Une fois les acteurs assis autour de la table, on a l’impression d’assister davantage à un téléroman, tandis que le jeu s’écrase quelque peu, pour retrouver de sa grandeur lorsque les acteurs se relèvent. Le segment portant sur une émission de télévision, vers la fin, intitulée « Au cœur du débat », parodie bien les émissions de débat sur des sujets chauds, et là encore, le mobilier pouvait paraître de trop puisqu’il confinait les acteurs à être en position statique. Le fond vert et les éclairages de type cinéma nous permettaient de bien comprendre où nous étions.

Une pièce à voir pour le plaisir, mais aussi pour affronter les débats identitaires actuels et pousser plus loin la réflexion grâce à une distribution généreuse de talent. Une belle sortie à faire à Montréal et des discussions assurées dans le véhicule sur le chemin du retour !

Jusqu’au 18 novembre au Théâtre Jean-Duceppe de la Place-des-Arts.

*AVERTISSEMENT: La pièce aborde le sujet du suicide. Nous préférons vous en avertir.

BESOIN D’AIDE? 1 866 APPELLE ou suicide.ca

Le CEPS de Drummondville est également disponible de 8 h 30 à 22 h chaque jour au (819)  477-8855.

Pour plus d’informations et réserver vos billets : https://duceppe.com/docteure/

TEXTE: Robert Icke

Une adaptation très libre de Professor Bemhardi d’Arthur Schnitzler

TRADUCTION: Fanny Britt

MISE EN SCÈNE: Marie-Ève Milot

INTERPRÉTATION: Alexandre Bergeron, Sofia blondin, Alice Dorval, Nora Guerch, Ariel Ifergan, Tania Kontoyanni, Pascale Montpetit, Sharon James, Harry Standjofski, Elkahna Talbi, Yanic Truesdale

ASSISTANTE À LA MISE EN SCÈNE: Josiane Dulong-Savignac

SCÉNOGRAPHIE: Geneviève Lizotte

COSTUMES: Cynthia St-Gelais

ÉCLAIRAGES: Étienne Boucher

MUSIQUE: Antoine Berthiaume

ACCESSOIRES: Eliane Fayad

MAQUILLAGE ET COIFFURE: Amélie Bruneau-Longpré

DIRECTION DU MOUVEMENT: Nico Archambault

Résumé

Un extrait audio circule sur les réseaux sociaux : la Dre Wolff, fondatrice d’un prestigieux institut de recherche médicale, bloque le passage d’un prêtre qui s’apprête à entrer dans la chambre où une adolescente se meurt après un avortement bâclé. Cherche-t-elle vraiment à protéger la jeune patiente ? Son geste trahit-il plutôt son mépris envers la religion, les hommes ou les classes populaires ? Tel un virus, la polémique se propage. Wolff est la cible de réactions de plus en plus violentes de ses collègues, des puissant·e·s donateur·trice·s de l’hôpital, de groupes d’activistes et de commentateur·trice·s de tout acabit. Plus la Dre Wolff s’accroche à son code d’éthique, repoussant les perches qu’on lui tend pour justifier son geste par sa religion, son genre, ses origines ou son orientation sexuelle, plus sa position devient périlleuse. En cette époque de la polarisation des idées, lorsqu’on n’agit qu’en son nom personnel, on peut vite être condamné·e.

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